
Fig. A. À table !
[mɛtʁ dy bœʁ dɑ̃ le epinaʁ] (LOC.FRIC. LEGUM.)
Depuis la nuit des temps les épinards font la fierté des diététiciens (de la cantoche) et la terreur des enfants (à la cantoche). Ils auraient pu se contenter d’en rester là. Mais non.
Jadis, ils étaient en sus le triste symbole d’une assiette modeste, d’un quotidien frugal où l’on comptait les sous jusqu’au dernier liard quand ce n’était pas les œufs dans le trou du cul de la poule. Et quand on n’avait vraiment pas un radis c’était épinards cuits à l’eau au déjeuner…
Des épinards avec une noisette de beurre et c’était un rayon de soleil, l’austère misère qui s’éloignait (mais pas trop loin tout de même). Pour l’ordinaire d’un ménage tirant le diable par la queue, cette graisse c’était le Graal. Même à la cantine le beurre faisait passer la pilule : on avalerait tant bien que mal le légume riche en fer qui nous donnerait des forces pour la bataille de Petits Suisses de fin de repas (mais ceci est une autre histoire).
Mettre du beurre dans les épinards aurait donc pris racine dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, époque où les produits laitiers n’étaient les amis que des riches et un luxe pour les plus modestes. Le condiment s’avérait un véritable marqueur social, une preuve tangible que l’on pouvait s’offrir un peu plus que le strict nécessaire et on allait parfois jusqu’à se beurrer la tartine pour fêter l’arrivée d’une motte sur la table.
On mettait du beurre dans les épinards quand on avait réussi à arrondir ses fins de mois avec un opportun pécule, du grisbi surgit de nulle part, des pépètes inopinées. D’heures sup’ en tiercé dans le désordre, de coup de main donné pour aller jeter un truc aux Goudes en découverte d’un bifton traînant dans la poche d’une vieille veste, on apportait une touche de mieux à la gastronomie du quotidien.
Loin de la fortune soudaine, le beurre dans les épinards était une avancée modeste, un léger mieux, un contentement mesuré.
L’époque a bien changé. Le moderne croit désormais au ruissellement. Et il entend bien se gaver quitte à faire dans l’excès de cholestérol. Ce n’est pas pour rien que le Français est le premier consommateur mondial de beurre. Il se beurre les noisettes, la raie et la tartine avec du cru, du fin, du demi-sel à qui mieux mieux.
Quant aux épinards, ils triomphent désormais sur les cartes de bistrots à la mode où ils se parent de beurre noisette et de crème infusée au thym. Même les anciens de la cantine les adorent.
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