Expression argotique tombée des mandibules d’un titi affamé

Fig. A. L’heure de se dérouiller les crochets.
[sə də.ʁu.je le kʁɔ.ʃɛ] (loc. boustif. AFFAM.)
L‘homme suranné affamé après une matinée passée à turbiner ne disait pas « je vais manger » — trop poli, trop plat, trop fade.
Non, le gouailleur à l’estomac gargouillant, le titi de Pantruche, le gars de la Butte ou le biffin des halles optait pour une tournure bien plus imagée, bien plus savoureuse : se dérouiller les crochets.
Parce qu’à force de ne pas s’en servir comme il se doit, les crochets — c’est-à-dire la mandibule et le maxillaire — finissent par rouiller. Et un bon gueuleton, une assiette fumante ou un sandwich dégoulinant est une excellente occasion de les remettre en service. Il est temps de dérouiller la mécanique, d’enfiler la serviette, de dégainer les couverts (ou les doigts) et de taper dans le gras.
C’est que l’image est belle : l’expression considère que l’organisme entier est rongé par l’attente, que les mains sont fatiguées de ne pas porter de miche, la glotte impatiente de se lubrifier au rouquin, le palais déserté par le pâté, et la mâchoire au bord de l’inutilité à force d’inactivité .
Se dérouiller les crochets, c’est reprendre une activité essentielle : manger. Et pas picorer, hein. Avaler. Engouffrer. S’enfiler une côtelette avec panache. On n’est pas là pour manger des salades d’artichaut avec des fleurs de violettes à la graine de sésame !
J’me dérouillerais bien les crochets avec un œuf mayo et un godet de jaja, pas toi ?
Il est autorisé de se dérouiller les crochets en de multiples occasions : à la sortie de l’usine, avant ou après le trimardage, mais toujours dans une auberge généreuse ou un rade bien senti.
Une expression de fin bec
Désuète, l’expression est tombée du bec des gouailleurs pour sombrer dans le grand garde-manger des mots oubliés. Aujourd’hui, on brunch, on grignote, on donne dans le snacking. A dix balles le jambon-beurre c’est plutôt le larfeuille qui dérouille quand il s’agit de casser la dalle.
Quand il claque du bec, le moderne briffaud se fait livrer par de modernes esclaves à célérifère mais ne se dérouille plus rien, pas même les doigts pour cuisiner.