Battre le pavé [bɑtʁ lə pa.ve]

Expression surannée pour évoquer l’art de marcher sans fin, ni but précis, mais avec une certaine dignité dans la semelle.

Fig. A. Philosophe battant le pavé.

[bɑtʁ lə pa.ve] (loc. mob. PHILO.)

Aucune violence n’a été exercée sur le pavé battu dont il est question ici. Dans une époque où le moderne se choque à la moindre occasion, la précision était de mise afin d’exposer sereinement l’expression battre le pavé.

Dans les temps anciens où la langue était si bien pendue qu’elle bâtissait de l’image à gogo, quand on avait un coup de mou, une idée à éclaircir ou une colère à ronger, on allait battre le pavé. Non que le pauvre parallélépipède de pierre dut s’avérer réceptacle de tous les ennuis ou toute les frustrations expurgées à coups de martinet, mais plus simplement parce que l’école péripatéticienne d’Aristote conservait encore une certaine aura.

Battre le pavé, donc, c’était marcher.

Beaucoup. Longtemps. Trop, parfois. Mais c’était surtout se donner une contenance. Ne rien faire d’utile mais le faire avec application. C’était déambuler, seul ou à plusieurs, le long des boulevards, le cœur en bandoulière, les godasses en feu et l’esprit en roue libre. Le pavé, lui, encaissait tout : les coups de bottines, les coups de blues, les coups de sang.

L’expression nous vient des métiers anciens : colporteurs, camelots, journaliers, démarcheurs de tout poil, sans oublier le poète maudit, le mendiant fier et l’amoureux transi – tous ceux dont l’existence se mesurait à la distance avalée sur les chaussées de la ville. Battre le pavé c’était pour eux chercher fortune, travail, logement, une rixe ou l’amour ; parfois tout cela à la fois. C’était être dans l’attente active, une sorte d’inactivité en mouvement.

Il ne fallait pas croire qu’on errait sans but : battre le pavé était souvent la dernière étape avant de frapper à une porte. Et parfois aussi la seule activité disponible en l’absence de tout reste.

Battre le pavé c’est aussi politique

Mais battre le pavé fut aussi synonyme d’engagement : les piétineurs de bitume furent légion à défiler pour la paix, la retraite, le SMIC, le droit à la paresse ou la suppression du jeudi après-midi, la liberté de caricaturer et le rejet absolu des barbares. Car le pavé se bat aussi collectivement. C’est même là qu’il révèle tout son potentiel : il se soulève. Et ensuite il arrive qu’il soit balancé (sur la tronche du premier CRS venu, dans une vitrine, n’importe où) et de battu il devient agresseur, ne résolvant que rarement le problème contre lequel il était brandi (mais ceci est une autre histoire).

De battre le pavé, le moderne s’est arrêté. Il arpente désormais ses open-spaces moquettés en chaussettes (c’est friendly), et scroll des kilomètres de contenu depuis son canapé. Si parfois il descend dans le rue il mesure le nombre de pas parcourus (il a une appli’ pour ça).

Parfois il se dit qu’il balancerait bien un pavé dans la mare mais l’asphalte l’a remplacé dans les rues de Paris (ceux qui tiennent le haut du pavé n’entendant plus le prendre dans la tronche au premier mécontentement). Et Aristote a disparu depuis si longtemps.

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