
Fig. A. Menhir sans alignement.
[nə pa ɛtʁə lə mɛniʁ lə mjø‿alɲe də kaʁnak] (loc. bêt. HIST.)
Dans la vaste galerie des images poétiques servant à déclarer, sans trop se mouiller, qu’un quidam a les neurones en goguette, ne pas être le menhir le mieux aligné de Carnac occupe une place de choix. Et pas seulement parce qu’elle vient de Bretagne.
Et pour cause : elle invoque avec malice l’un des plus célèbres mystères du sol français — les alignements de Carnac — pour décrire un désalignement intellectuel tout aussi insondable.
Il faut avoir vu ces pierres plantées, massives et muettes, pour saisir la puissance évocatrice de l’expression. À Carnac, les 2934 menhirs sont droits, fiers, alignés comme à la parade d’un bataillon de pierre. Sauf un. Ou deux. Ou celui-là, là-bas, qui penche comme une opinion mal formée, qui semble avoir loupé le rendez-vous cosmique ou l’ordre architectural druidique. C’est à lui que l’on pense quand on parle de celui qui n’est pas le menhir le mieux aligné de Carnac.
Une maladresse de l’esprit, un léger grain dans le sablier cérébral, une approximation permanente dans la compréhension des choses : voilà ce que sous-entend la locution. Elle ne dit pas que l’intéressé est complètement largué, non. Elle dit subtilement qu’il est un peu de biais, un tantinet bancal, légèrement à côté. Ce qui est bien plus élégant que de le qualifier de crétin.
Le menhir mal aligné est celui qui regarde dans une autre direction, celui qui ne tient pas droit dans le socle commun, celui dont la boussole n’indique pas le Nord.
On réserve l’expression à l’étonné chronique, au candide patenté, à celui qui confond toujours la gauche et la droite, le fond et la forme, le binaire et le banal. Il n’est pas méchant. Il n’est même pas complètement idiot. Il n’est simplement pas bien en face des idées de l’époque.
Un faux alignement breton, une vraie désorientation de l’esprit en quelque sorte.
On notera que l’expression a cet avantage d’être strictement géographique, et donc potentiellement patriotique. Car elle place le centre du discernement intellectuel non pas dans le cerveau, mais en Bretagne. Ce qui, entre nous, n’est pas une si mauvaise idée.
Elle peut se dire avec une pointe de condescendance tendre, comme on regarde un galet qui veut faire ricochet mais coule tout de suite.
— Tu crois qu’il a compris l’ironie dans ce que tu lui as dit ? — Non… c’est pas le menhir le mieux aligné de Carnac.
Aujourd’hui, on dira plutôt il ne capte pas le wifi au grenier ou qu’il est en mode avion… sans ailes, mais ces modernités manquent cruellement du charme bretonnant de ne pas être le menhir le mieux aligné de Carnac. Ou plutôt n’eo ket ar menhir gwellañ e Carnac comme on disait dans les landes.