
Fig. A. Casseuses de sucre.
[kase dy sykʁ syʁ lø do] (loc. com. RAG.)
Homo homini lupus est, professait Plaute. « L’homme est un loup pour l’homme » (pour ceux qui n’ont pas pris l’option latin au collège). Sous ses dehors civilisés et ses manières policées, il est en effet toujours prêt à dévorer son semblable pour peu qu’un os bien juteux (ou une promotion professionnelle en tant que responsable de la photocopieuse du 3e étage) se présente.
Et dans ce grand carnaval de la duplicité, il est une activité plus pratiquée que la pétanque un jour de fête des voisins : casser du sucre sur le dos.
L’image est suffisamment incongrue pour que même le benêt de service comprenne qu’elle fait dans le vilain : il s’agit ici de médire, de critiquer, de cancaner, de dézinguer à mots feutrés mais assurés.
Casser du sucre sur le dos, c’est parler de quelqu’un en mal, mais en loucedé, à l’abri des oreilles concernées. C’est promouvoir une opinion tranchée à coups de langue acérée tout en continuant à afficher un sourire complice quand le destinataire de la médisance est dans la danse. Vipère et dame patronnesse sont maîtresses en matière sucrière.
La saccharose en question n’est pas celle que l’on tend avec une pince pour un café partagé ni celle qui nappe les marrons glacés de Noël, mais plutôt une charge douceâtre que le perfide brise avec délectation. Une forme de sucrerie pernicieuse qui craque sous la dent en répandant son venin agréable à déguster (pour le casseur).
L’art de casser en douce
L’origine de l’expression est à chercher dans les chaumières d’antan, où le sucre, denrée précieuse, se présentait sous forme de pains compacts que l’on cassait pour le partager. Le geste exigeait de l’opiniâtreté et de la poigne avant d’en jouir. De là à imaginer que l’on brise symboliquement un morceau de douceur sur le dos d’un pauvre bougre, il n’y a qu’un pas que le langage suranné s’est empressé de franchir.
Car casser du sucre sur le dos d’autrui, c’est se réunir autour d’un café, l’air innocent, tout en laissant tomber, l’air de rien, une phrase assassine sur le patron, la belle-mère, ou le voisin d’en face qui « passe son temps à repeindre ses volets au lieu de chercher un vrai travail, tout de même, ne m’en parlez pas ma pauvre Marie-Chantal ! ». Le sucre s’émiette, la critique distille son fiel doucereux, et l’on finit par avoir le dos criblé d’éclats amers.
Bien plus que du commérage
Casser du sucre sur le dos n’est pas simplement médire, c’est s’acharner, broyer, insinuer, jusqu’à ce que la réputation du papegai ressemble à du caramel mou dans la bouche de la calomnie. C’est une manière d’attaquer sans se compromettre, de distribuer des gifles verbales tout en restant soi-même dans un rôle respectable.
Une certaine modernité qui promeut des réseaux dits « sociaux » a fait passer le ragot à un niveau planétaire tout en s’assurant au passage d’en tirer un bénéfice pécuniaire. Dans ce nouvel espace médisant, plus besoin de sucre pour tirer à vue et balancer à gogo.
Un pouce vers le bas, un commentaire acerbe et anonyme, un smiley à lunettes ou qui sourit en coin et c’est parti pour l’hallali. La rumeur électronique se diffuse plus vite qu’un sucre cassé ne met de temps à fondre.