Avoir du sable dans les yeux [avwaʁ dy sabl dɑ̃ le jø]

Fig. A. Bonne nuit les petits, le marchand de sable va passer. Reconstitution. Archives perso.

[avwaʁ dy sabl dɑ̃ le jø] (LOC. FATIG. DODO.)

Les anciens avaient de la poésie dans le verbe et de la lucidité dans le regard.

Là où le moderne se contente de dire qu’il est fatigué avec la mine de celui qui attend son café, le suranné, lui, évoque la torpeur avec une formule aussi évocatrice qu’inconfortable : avoir du sable dans les yeux.

L’image parle d’elle-même. Quiconque s’est aventuré sur une plage un jour de grand vent sait combien quelques grains de silice dans l’œil suffisent à transformer une promenade romantique en calvaire lacrymal. Le regard s’embrouille, l’irritation menace, et l’on plisse des paupières comme un naufragé contemplant l’horizon avec espoir et désespoir mêlés. Ça pique et ça oblige à fermer les mirettes.

Avoir du sable dans les yeux, c’est l’expression ciselée de la fatigue intense, celle qui engourdit les sens et floute les contours du réel. Ce n’est pas la lassitude courante ni la simple envie de s’allonger dans un transat en rotin ; c’est le grand coup de pompe, le coup de barre magistral qui donne envie d’embrasser son oreiller avec une ferveur quasi religieuse.

Avant que la médecine moderne ne vienne nous parler de mélatonine et de cycles circadiens, nos ancêtres expliquaient la fatigue avec un récit : celui du Marchand de sable, un personnage noctambule venu saupoudrer de fines particules sur les paupières des enfants pour les plonger dans les bras de Morphée.

Le Marchand de sable va passer

Ce n’était pas un mythe¹ ! Le gonze débarquait tous les soirs sur la première chaîne de l’ORTF à la fin de « Bonne nuit les petits » pour nous annoncer avec Gros Nounours, Nicolas et Pimprenelle, qu’il était l’heure de filer au cinéma des draps blancs. Et pas question de négocier une prolongation : brossage des dents, pipi et au lit (l’enfant n’était pas roi dans les temps surannés).

On imagine sans peine que l’origine d’avoir du sable dans les yeux plonge ses racines dans cette même histoire, à ceci près qu’ici, le sable n’a rien d’un doux narcotique : il est gênant, abrasif, et rappelle à celui qui en est victime que le sommeil n’est plus une option mais une nécessité absolue.

L’ouvrier au petit matin qui peine à garder les yeux ouverts après un poste de nuit, le fêtard au lendemain de beuverie qui découvre l’ampleur des dégâts, l’écolier somnolent face à une dictée trop matinale, le P-Dg qui pique du nez après un déjeuner d’affaires quelque peu arrosé : tous connaissent cette sensation désagréable du regard hagard et du clignement intempestif, de la tête qui s’écroule soudainement annonçant que la lucidité n’est plus qu’un lointain souvenir.

Là où avoir un œil en tire-bouchon se contente de décrire un état de somnolence un peu bancal, avoir du sable dans les yeux ajoute une nuance de lutte vaine contre l’inévitable. C’est la bataille perdue d’avance contre le sommeil, le combat contre les paupières lourdes qui finiront par s’abandonner à la ronflette.

Le moderne hyperconnecté, rivé à ses écrans à des heures indues, ne s’accorde plus vraiment le luxe d’avoir du sable dans les yeux. Il lutte contre le sommeil avec des litres de boissons énergisantes à la composition étrange, des assoupissements énergétiques et des notifications qui sonnent l’alarme chaque minute pour l’en sortir. L’époque a décrété que la fatigue n’était plus un état naturel mais une faiblesse à dominer.

Et pourtant, à force de s’acharner à ignorer les signes du corps, à refuser la sieste, il y a fort à parier que certains finiront par sentir un vrai grain de sable dans leur mécanique bien huilée. Mais ceci est une autre histoire (à dormir debout).

¹Le Marchand, pas Morphée.

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