
Fig. A. Doux rêveur. Musée Faber Castell.
[avwaʁ yn tɛt a konɛtʁ lø gu de føtʁ] (FABER CASTEL. AHUR.)
L‘apparence est souvent trompeuse et c’est faire bien peu de cas que sous-estimer le contemplatif.
Pourtant, depuis les bancs de l’école jusqu’aux couloirs des officines où l’on décide, une catégorie d’individus se voit vite cataloguée : celle de ceux qui ont une tête à connaître le goût des feutres.
Le quidam au regard perdu, l’inconnu à l’air rêveur, celui en décalage avec son environnement immédiat, passe rarement pour un foudre de guerre. À l’école, c’est l’élève distrait qui mâchouille son stylo Bic au lieu de se concentrer sur le débit des fleuves du bassin amazonien, qui mange sa colle Cléopâtre alors que la maîtresse l’interroge sur les compléments d’objets directs et indirects, et, au final, déguste les feutres de sa trousse comme des bâtons de réglisse.
Loin d’être un cancre, il est ailleurs. Sa pensée papillonne au gré d’associations d’idées inconnues du commun des mortels, sa réflexion se tisse dans un labyrinthe intérieur que seul son esprit connaît.
Avoir une tête à connaître le goût des feutres, c’est endosser cette mine légèrement ahurie, ce froncement de sourcils qui trahit une conversation intérieure aussi dense que mystérieuse. Ce n’est pas de la bêtise mais de l’absence au monde tangible, un flottement cérébral qui donne aux yeux du pragmatique, un air de doux benêt.
Dans l’open space moderne, celui qui a une tête à connaître le goût des feutres regarde dans le vide au lieu de répondre illico à la question qu’on vient de lui poser, provoquant soupirs exaspérés et commentaires entendus entre collègues. Lors d’un dîner, il sort soudain de sa torpeur pour lâcher une phrase sans rapport avec la conversation en cours. Et pourtant… ce type-là, que l’on croit vaguement attardé, voit souvent plus loin que les autres.
Le génie incompris du goûteur de feutres
Car l’histoire est remplie de ceux qui avaient une tête à connaître le goût des feutres : Einstein était un rêveur, Archimède s’est écrié Eureka dans son bain, et combien de philosophes déchus pour un air ahuri ?
Loin d’être un simple masticateur de feutres de couleurs, l’échappé du réel réfléchit en dehors des cadres, bouscule les conventions et, parfois, touche du doigt l’éclair de génie que les esprits trop ancrés dans le concret ne percevront jamais.
Les notifications impérieuses de son téléphone intelligent l’exigeant, le moderne doit être disponible dans l’instant. Il a laissé tomber le goût du rêve (et par conséquent celui des feutres). Plus question de lambiner en regardant dans le vide, au risque de se voir attribuer un diagnostic express peu flatteur par un amateur de neurodivergence TikTokée. Il n’a plus une tête à connaître le goût des feutres.
Certes. Mais il n’en passe pas moins pour un con.