Locution verbale militaire – devenu bureaucratique – tendant vers l’universel de la maladie simulée

Fig. A. Commission médicale sceptique examinant un glandeur.
[sə fɛʁ pɔʁ.te pal] (MILI. MALAD.)
Expression issue du jargon militaire, se faire porter pâle signifiait, au XIXe siècle, se faire inscrire sur la liste des malades sans être vraiment malade — histoire de sécher l’appel, l’exercice ou la corvée de patates.
Dans les casernes, se faire porter pâle relevait presque du sport de combat, tant il fallait de ruse pour berner le médecin de garnison — souvent plus rompu aux simulations des péquins qu’à la médecine de guerre. Une jambe boiteuse parfaitement dosée, un teint légèrement verdâtre obtenu au cirage vert, ou un regard fiévreux bien entretenu par l’ennui suffisaient parfois à obtenir un sauf-conduit vers l’infirmerie. Pour les moins inspirés, un clou dans la chaussure ou une ingestion savamment dosée de savon de Marseille faisaient l’affaire. Le but n’était pas la guérison mais l’autorisation de faire le guet antiaérien, soit pour le troufion une forme supérieure de bien-être.
Amour sacré de la paresse
Conduis, soutiens nos draps vengeurs !
Oisiveté ! Oisiveté chérie,
Traînasse avec tes défenseurs !
Conscription oblige, comme toutes les bonnes inventions militaires (le poncho en plastique, le paquetage inutile, le jargon imbitable), se faire porter pâle a migré vers le monde civil pour désigner l’art de s’absenter sous prétexte de santé, souvent avec l’aide d’un certificat plus inspiré par le clientélisme que par les travaux de l’académie de médecine.
Se faire porter pâle, c’est donc revendiquer un sauf-conduit pour la glandouille via l’esquive médicalisée, une sorte de demi-tour droite de celui qui choisit la couette plutôt que le devoir. Le salarié réfractaire au taylorisme, l’élève réticent à se confronter au complément d’objet direct, se feront porter pâles dans un élan de résistance passive à l’hydre immonde du labeur. L’absence charlatanesque devient alors un acte de résistance poétique, un refus du culte de la performance, un hommage discret au droit fondamental à la paresse. Il y a du théâtral façon grande scène du 2, de la stratégie syndicale et – il faut bien le dire – bancale derrière ce rejet du turbin.
La beauté du geste réside dans sa subtilité. Pas question d’arborer une jambe dans le plâtre ou de tousser comme une tuberculeuse d’opérette. La vraie maîtrise du jeu réside dans l’équilibre : assez crédible pour désarmer le doute, assez floue pour éviter les questions. Ne se fait pas porter pâle le premier cossard venu.
La loi n° 97-1019 du 28 octobre 1997 guérira tout : le conscrit et l’expression. Fin du service militaire, fin des ruses de combat pour esquiver le lever tôt et celui du drapeau. Dans la foulée l’absentéisme au travail disparaît. Un miracle !
