
Fig. A. Scientifiques la ramenant.
[ʁaməne sa sjɑ̃s] (LOC. VERB. BLABLA.)
Exercice hautement gymnique consistant à déposer en toute occasion une cargaison de savoir réel ou imaginaire dans la conversation la plus anodine, ramener sa science permet à l’encyclopédiste en goguette d’intervenir soudainement au beau milieu d’un dîner de famille, persuadé que son avis sur la tectonique des plaques ou l’histoire de la machine à coudre viendra illuminer la tablée.
Or, il n’en est rien.
Ce personnage dont la bouche est une encyclopédie portative et dont l’ego, gonflé à l’oxygène académique, occupe l’espace public avec autant de discrétion qu’un gramophone lancé à fond dans une bibliothèque, balance ses connaissances réelles ou supposées avec le zèle d’un colporteur de vérités toutes faites, sans qu’on les lui ait demandées. Il frise tant le pénible qu’il irrite et que sa dispersion façon puzzle ne devient bientôt que l’unique solution (en dehors de l’inenvisageable capitulation).
C’est que le gonze confond allègrement ramener sa science avec partager son savoir. Là où le savant fait dans le délicat, le rameneur de science divague dans l’encombre et le trop plein. En la ramenant il est plutôt funeste pour l’instruction.
Née probablement à la suite de quelque conférence ou reportage sur l’élevage des crustacés ou l’urbanisme des cités lacustres, la pratique de ramener sa science s’est répandue telle une marée noire de componction dans les dîners mondains et les buffets de mariage. On y retrouve, immanquablement, ce héraut de la Vérité péremptoire qui, au lieu de se contenter d’un sourire complice ou d’un toast discret, assène à l’assemblée un exposé doctoral sur la reproduction du bombyx du mûrier ou la différence subtile entre le gothique flamboyant et le rayonnant.
On trouve mention de l’expression « ramener sa science » dans le très confidentiel Dictionnaire des Inutilités publié en 1821 à l’imprimerie de Montluçon, ouvrage tiré à seulement 37 exemplaires et destiné aux notaires désœuvrés. L’entrée y figure entre Ramoneur de chandelles et Rameur de bouillons :
« Ramener sa science (loc. verb.). — Se dit d’un individu qui, pour briller en société, fait montre d’un savoir importun et hors de propos. L’oreille qui l’écoute en sort accablée, l’esprit saturé, et l’estomac, s’il est convié au repas, promptement indisposé. » (Dictionnaire des Inutilités, t. II, p. 463).
Certains philologues facétieux affirment que le terme aurait même failli entrer dans la 6ᵉ édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835), mais que la Compagnie, prise de compassion pour l’humanité, préféra taire ce fléau social plutôt que lui donner la dignité de l’imprimé¹.
Quoi qu’il en soit, l’on aura bien tenté, à diverses époques, d’endiguer le fléau : invention du bâillement poli, de la diversion culinaire (« Oh, regardez donc cette tarte tatin ! »), voire, en cas de crise aiguë, du départ simulé pour se repoudrer le nez.
Rien n’y a fait : l’érudit fastidieux ressurgit, toujours prêt à déverser un nouveau torrent d’anecdotes savantes.
Dans ce monde moderne où la quantité de ses suiveurs sociaux dit toute sa qualité, il est désormais vénéré. Et fortement encouragé à la ramener tandis qu’à chaque allégation il gâte un peu plus la raison.
Ramener sa science sans conscience de lasser n’est que ruine de l’âme.
