Prendre le ton du chef du parti pour choisir le vin [pʁɑ̃dʁə lə tɔ̃ dy ʃɛf dy paʁ.ti puʁ ʃwa.ziʁ lə vɛ̃]

Le poids des mots, le choc du Bordeaux, ou l'emphase militante appliquée à des décisions dérisoires

Un repas bien arrosé

Fig. A. « Je pense que notre choix en dira long sur notre cohérence en matière de politique des terroirs. Il nous faut rester fidèles à la ligne tracée par nos aînés et faire savoir aux tenants du rosé ce qu’il en coûte de bafouer le labeur de nos agriculteurs. »

[pʁɑ̃dʁə lə tɔ̃ dy ʃɛf dy paʁ.ti puʁ ʃwa.ziʁ lə vɛ̃] (BLABLA. PINAR.)

Les comités Théodule ont tant voix au chapitre dans les temps surannés qu’ils font des émules de la phrase ampoulée jusque dans le moindre recoin du quotidien.

Alors qu’à certains instants l’on s’attendrait à une réponse légère, un oui, un non, un “Comme tu veux” tout au plus, de derrière la plus simple des questions surgit l’orateur. Tel un diablotin monté sur ressort il jaillit de sa boîte et adopte la posture rhétorique d’un membre éminent de congrès fondateur, la gravité d’un débat constitutionnel, le regard tendu de celui qui engage l’avenir de la Nation. Même s’il s’agit de choisir entre deux boutanches de jaja pour accompagner la blanquette.

Ce geste, ce dérapage du langage vers l’excès de sens, a son expression : prendre le ton du chef du parti pour choisir le vin.

Selon nos recherches, elle serait née lors d’un dîner arrosé entre amis d’obédience vaguement intellectuelle, un soir de 1928 à Meudon. Au moment de trancher entre un Chinon et un Saint-Joseph, un convive, visiblement nostalgique de l’hémicycle, aurait déclaré :

« Je pense que notre choix en dira long sur notre cohérence en matière de politique des terroirs. Il nous faut rester fidèles à la ligne tracée par nos aînés et faire savoir aux tenants du rosé ce qu’il en coûte de bafouer le labeur de nos agriculteurs. »

Depuis, l’expression s’applique à tout excès de sérieux appliqué à des sujets futiles.

Celui qui prend le ton du chef du parti pour choisir le vin se reconnaît aisément : il commence ses phrases par « Ce que je veux dire, c’est que… » et ponctue ses décisions par un silence destiné à provoquer l’adhésion collective. Pour lui, accompagner le raclette ou la fondue n’est pas une simple question de fromage et de vin mais de lien social et de souveraineté gustative. Et décider du parfum d’une glace impose une tonalité plus grave que celle du vote du budget.

Il aimerait cheffer comme un chef, conduire une meute de midinettes émues par ses fulgurances, et prend le ton du chef du parti pour choisir le vin histoire de se donner une contenance. Parce que sa posture sérieuse lui semble donner de la valeur à ce qui n’en a pas, et que c’est là son seul pouvoir : faire semblant que ça compte pour autre chose que du beurre.

Celui qui prend le ton du chef du parti pour choisir le vin ne se croise pas qu’à la cave. Il officie souvent dans les plus hauts étages, dans les plus hautes instances. En ces temps où jacter comme un livre pose son logographe, pas en modernité bien sûr, puisque désormais le phraseur est une espèce éculée.

Le contemporain fait plutôt dans le globish quand il s’agit d’empowerment. Et puis le vin c’est so boomer.

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