S’emmêler les pinceaux [s‿ɑ̃.mɛ.le le pɛ̃.so]

Glissade mentale douce, à l'huile ou à l'eau, avec effet domino

S'emmêler les pinceaux

Fig. A. Artiste et ses pinceaux emmêlés.

[s‿ɑ̃.mɛ.le le pɛ̃.so] (CONFUS. PEINT.)

La bohème, la bohème-heu, ce temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, quand Montmartre accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres, quand quelque bistrot contre un bon repas chaud nous prenait une toile, quand l’artiste en blouse grise nous dévoilait sa muse qui posait nue.

Là, dans son humble garni qui leur sert de nid, il peint. À sa droite, une palette en bois ; à sa gauche, un bouquet de pinceaux aux tailles variées, mal rincés, mal fagotés, souvent jaloux les uns des autres. Il suffit d’un instant de distraction – un soupir trop long, un regard vers ladite muse s’étirant sur la méridienne – pour qu’un pinceau roule sous un autre, qu’un trait vermeil se pare de violet, qu’un chef-d’œuvre impressionniste se transfigure en cubiste. Ainsi nait l’expression s’emmêler les pinceaux.

S’emmêler les pinceaux, c’est donc perdre le fil, confondre les gestes, embrouiller les intentions. C’est ne pas peindre en peignant, en faisant la couleur sans la couleur, tel le grand maître Stupalacci, écrire en boustrophédon, répondre à côté de la question ou confondre sa belle-mère avec le vendeur de voitures d’occasion. C’est quand fourche la langue, quand on ne sait plus pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes.

Nul besoin d’être disciple de Picasso pour s’emmêler les pinceaux. Un orateur argumentant, un ministre au service de la France mais ô grand jamais candidat (croix de bois, croix de fer…), un amant menteur – tous peuvent voir leur discours chavirer dans le méli-mélo verbal. Il n’est même pas rare que, tentant de se rattraper, on ne fasse qu’ajouter de la peinture sur la peinture, jusqu’à obtenir cette chose qui sera, au choix, une croûte ou un chef-d’œuvre abstrait.

Il y a pourtant dans cet emmêlement un charme discret : celui des maladroits sincères, des distraits attachants, des penseurs trop rapides pour leurs propres mots. En s’emmêlant les pinceaux ils barbouillent parfois un monde un peu plus beau, un peu flou, un peu pastel…

Clair d’esprit, efficace, doté d’une parole fluide et d’un geste assuré, le moderne ne s’emmêle jamais les pinceaux. Process, tutos, grilles d’évaluation cadrent sa rhétorique. Le trou de mémoire, le lapsus, le raté : pas pour lui. Et si vous entendez, dans son brillant exposé, des dates erronées ou un salmigondis de chiffres, c’est que vous n’avez rien pigé.

L’imperfection comme preuve de vitalité c’est un art suranné.

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