Chatouiller la queue du dragon [ʃatuje la kø dy dʁagɔ̃]

Fig. A. Sphère de plutonium pour aller chatouiller la queue du dragon.

[ʃatuje la kø dy dʁagɔ̃] (PYS. NUC.)

Nul château fort, nul chevalier en armure, nulle princesse à sauver derrière cette histoire de dragon.

Et pourtant, sur le papier, tout y est : un monstre, une queue, des chatouilles.

De quoi faire frétiller l’imagination bien plus qu’un tableau noir bourré d’équations. Las, pour une fois, ce n’est pas du côté des contes pour enfants – ni des contes pour adultes – qu’il faut chercher, mais dans les laboratoires où la moindre erreur ne fait pas “boum” mais “adieu, messieurs-dames”.

Chatouiller la queue du dragon : signification et origine de l’expression

Chatouiller la queue du dragon (tickling the dragon’s tail en angliche) est une expression savante, née sous la blouse des physiciens nucléaires, pour désigner ces expériences où l’on s’approche sciemment de la criticité, ce point délicat où la matière fissile se met à entretenir toute seule sa petite fête de neutrons. On ne saute pas dans la gueule du dragon : on se contente d’aller titiller sa queue, en se promettant bien de savoir s’arrêter avant qu’il ne se réveille. C’est ce qu’on appelle avoir confiance en ses calculs… et en sa baraka.

Un dragon né dans les laboratoires de physique nucléaire

Ce qu’on appelle avoir confiance en ses calculs… et en sa baraka

Le dragon, ici, n’a rien de mythologique : il est fait d’uranium, de plutonium, de courbes de flux neutroniques et de tables de sécurité qu’on ne lit qu’après. Sa queue, c’est la zone limite, le seuil au-delà duquel la réaction en chaîne cesse d’être un phénomène intéressant et devient un problème définitif. Chatouiller la queue du dragon c’est rapprocher les morceaux de cœur fissile, jouer sur les réflecteurs, pousser la configuration juste assez loin pour obtenir des données, et retirer la main avant que l’énergie ne décide qu’elle aussi a son mot à dire.

Chatouiller la queue du dragon n’a donc rien d’un manuel d’éducation sentimentale. Il s’agit d’une image pour s’aventurer à la frontière du dangereux tout en prétendant garder la main sur le bouton d’arrêt. C’est moins l’art d’exciter que celui de ne pas déclencher l’irrémédiable.

On devine que les créateurs de l’expression avaient de l’humour, et plutôt noir. Il faut dire qu’avec un programme qui consiste à approcher l’accident mortel par petites caresses successives, mieux vaut appeler les choses par un nom qui fasse sourire, faute de quoi on pleurerait tout de suite. On se passe donc le mot : “Aujourd’hui, nous allons chatouiller la queue du dragon.” Traduction polie : nous allons flirter avec la limite, mais rassurez-vous, tout est sous contrôle. Jusqu’au jour, évidemment, où plus rien ne l’est.

Une métaphore pour flirter avec la criticité

Par extension, l’expression s’est dégagée de son laboratoire pour venir désigner, chez les gens qui aiment les métaphores explosives, toute entreprise où l’on flirte avec le désastre par goût du résultat, de la performance ou simplement du frisson. Un trader qui empile les produits dérivés comme des briques de plutonium, un ingénieur qui désactive les sécurités “juste pour voir”, un politicien qui joue avec des allumettes près d’un baril d’opinion publique : tous, à leur manière, chatouillent la queue du dragon. La plupart du temps, ils s’en tirent avec une anecdote. Parfois, avec une carrière en cendres.

Évidemment, la langue française, jamais en retard d’un double sens, n’a pas manqué de remarquer que dans cette affaire la queue n’est pas qu’une affaire de reptile mythique. Qu’on place un descendant de Gaulois face à une phrase où il est question de chatouiller la queue, et voilà qu’il entend déjà l’écho de plaisirs pas vraiment nucléaires. On imagine sans peine ce que l’expression pourrait suggérer en version strictement corporelle : techniques d’approche, préliminaires, délicats attouchements auprès d’un dragon sensuel. Il n’en est rien, bien sûr, mais la proximité sonore entre jargon scientifique et grivoiserie de comptoir suffit à garantir à notre dragon une double carrière : d’un côté les colloques, de l’autre les sous-entendus.

Une expression scientifique devenue Mot Suranné

La bienséance moderne, armée de procédures, de formulaires et de comités d’éthique, regarde d’un œil glacé ce genre de bravade métaphorique. On ne chatouille plus rien, on “évalue le risque”, on “met en place des barrières”, on “anime une culture de sûreté”. Le dragon, muselé par la documentation, relégué derrière trois portes blindées, ne se laisse plus approcher que dans des simulations sans danger. De sorte que l’expression, privée de son biotope naturel de savants téméraires, rejoint discrètement le club des Mots Surannés : on la ressort pour briller en société, pour faire frissonner un peu le récit des grandes heures de la physique, puis on la range avec un sourire goguenard.

Qu’on se le dise donc : chatouiller la queue du dragon n’est ni un conseil amoureux, ni un programme de jeu de rôle, mais le souvenir légèrement tremblant d’un temps où l’on considérait qu’approcher le cataclysme avec un tournevis et une métaphore élégante relevait encore de la grande aventure scientifique¹.

¹Que l’on s’avise toutefois d’éviter d’annoncer à voix haute en open space que l’on “va chatouiller la queue du dragon cet après-midi” : le dragon des ressources humaines, lui, n’a aucun sens de l’humour.

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