Avoir de la bouteille [avwar de la butèj]

avoir de la bouteille

Fig. G. Romains faisant le commerce d’amphores de Château Lafite-Rothschild, -30 av. JC.

[avwar de la butèj] (gr. verb. VIN)
Dans le manuel des bonnes manières qui est mon livre de chevet depuis toujours, j’ai appris qu’on ne demande jamais son âge à une femme dès l’instant où l’on est à peu près certain qu’il est supérieur à celui qu’elle voudrait bien avoir, ce qui est une notion pouvant paraître complexe j’en conviens. Pour être concret, à partir de vingt ans abstenez-vous (je m’adresse aux plus rustres d’entre nous, pas à vous évidemment). Pour ce qui est de l’homme, il est considéré convenable de discuter avec lui des années passées, à condition néanmoins d’user de ces périphrases dont le suranné recèle, orfèvre qu’il est en circonvolutions ce coquin d’antan.

Parmi ces chemins détournés et flatteurs on trouvera avoir de la bouteille.

En français il est convenu que tout ce qui touche au vignoble est noble ; c’est une règle sociale et de syntaxe non écrite mais ne vous essayez pas à l’envisager autrement sous peine de vous voir mis au ban d’une culture qui a promu le vin au rang d’art majeur, un Cheval Blanc pouvant atteindre le prix d’une toile de maître. Ici on cultive le raisin et sa transformation et on chérira une bouteille comme un être vivant.

Ce faisant, avoir de la bouteille est honorable pour quiconque s’en prévaut. Au sens propre il ne signifie plus que la cave est généreusement garnie et qu’il serait bon d’y faire un tour pour s’enivrer de parfums du terroir de nos belles campagnes. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi.

Le chercheur attentif qui a fouiné dans les chais aura noté qu’avoir de la bouteille était une réalité chez nos lointains ancêtres Romains, ceux-ci ayant tendance à s’offrir des amphores de Bordeaux ou d’ailleurs pour célébrer chaque année ajoutée au compteur (bien qu’à l’époque nul ne posséda de compteur, tenais-je à préciser à toutes fins de rigueur scientifique). Plus le Romain était mature, plus sa cave regorgeait de nectar fermenté. Dans sa langue latine il disait « tener la botella ». Ainsi d’orgie en orgie le Romain prenait de la bouteille en vidant ses amphores.

Prise de conscience des ravages de l’alcool oblige et messages de consommation modérée en sus, avoir de la bouteille a filé en quenouille. Désormais le vieux moderne est un senior qui ne fait pas son âge : il a des Stan Smith aux pieds (comme quand il avait quinze ans) et il/elle s’habille comme ses enfants qui sont d’ailleurs devenus ses amis puisqu’ils l’appellent par son prénom. La seule bouteille qu’il a est de Spritz, liquide alcoolisé contemporain orangé et amer dont le créateur finira bien un jour par être traduit devant un tribunal international mais ceci est une autre histoire. Il y rejoindra d’ailleurs les promoteurs du Beaujolais nouveau, traîtres à la cause œnologique qui mériteraient le pal.

Avoir de la bouteille est désormais une vile tare qu’il vaut mieux taire, la ride n’est plus porteuse. Ce n’est pas grave, il me reste quelques bonnes bouteilles à la cave, je les boirai tout seul.

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