Tricot de peau [tʁiko də po]

Tricot de peau

Fig. A. « Un tramway nommé désir ».

[tʁiko də po] (n. com. BONET.)

La question d’entrée en surannéité du tricot de peau s’est récemment posée au Haut Conseil. Elle a fait l’objet de débats enflammés.

Pour certains le tricot de peau est l’accessoire ringard par excellence puisqu’il est porté au quotidien par tout bon chef de service encravaté, pour d’autres il est suranné puisque daté. Certes on est au début du XXᵉ siècle quand il s’impose à tous mais ce n’est pas une raison suffisante pour en faire un suranné. Rappelons que depuis 1850, le tricot de peau est d’abord un sous-vêtement qui colle bien au corps, afin de le tenir au chaud et de protéger les vêtements des effluves corporels : eh oui, la mode masculine n’a pas toujours fait dans la poésie. La fin du XIXᵉ et le début du XXᵉ c’est le règne de l’hygiénisme qui aura des milliers de conséquences sur notre vie, de la création de la sécurité sociale à celle des stades en passant par le fameux « lave-toi les mains avant de passer à table ». Mais restons concentrés sur notre tricot de peau en maille épaisse qui donc, sent l’homme.

En 1917, lorsque les États-Unis entrent en guerre, les soldats américains sont épatés par les maillots blancs en coton portés par les soldats européens, bien plus pratiques et confortables que leurs propres tricots en laine. Essayés puis adoptés, les tricots de peau européens débarquent en Amérique, où ils se répandent et deviennent populaires sous le nom de T-shirt, en raison de leur forme de « T » – rien à voir avec la Ford, dommage car ça se plaidait en surannéité.

En 1934, Clark Gable qui est en passe de devenir le modèle masculin de l’Amérique, apparaît sans tricot de peau sous sa chemise (c’était dans « It happened one night » de Frank Capra, si vous voulez vous la jouer cinéphile connoisseur). L’effet est immédiat sur la gent féminine des salles obscures qui se pâme en devinant le torse velu comme réponse fournie à la promesse de la fine moustache qui souligne sa moue séductrice. Les hommes flairent la bonne astuce et, pour augmenter leurs chances de séduire la secrétaire du building d’à-côté, s’empressent d’imiter Gable en jetant leurs tricots au panier et en se baladant eux aussi torse poil sous leur chemise. Les ventes de tricots de peau s’effondrent. La moustache duveteuse devient populaire.

On aurait pu en rester là s’il n’y avait eu la guerre, la deuxième. Ach la guerre, Groß malheur.

Le maillot en coton désormais sous-vêtement réglementaire de l’US Army débarque en Europe avec les GI et, à la Libération, représente pour les partisanes du rapprochement atlantiste l’emballage de leur libido. On imagine d’ailleurs la fierté des boys exhibant largement leur beau T-shirt avec tout plein de muscles dessous, avant de se le faire ôter par leurs conquêtes féminines pour profiter pleinement dudit rapprochement. Et de rentrer au bercail (ou pas).

Le tricot de peau est sexy et le paradoxe volage : dix ans après que Clark Gable a fait rugir dames et demoiselles avec sa chemise sans maillot, il devient furieusement tendance de porter le tricot sans chemise¹.

Le coup de génie arrivera dix ans encore plus tard.

Nous sommes en 1957. Des millions de femmes fantasment sur Marlon Brando qui, dans « Un tramway nommé désir », arbore un tricot de peau moulant et mouillé de sueur, torride et animal à souhait.

Un mâle allant droit, nul mâle à l’envers

Un tricot qui symbolise la virilité mais aussi la résistance de Brando aux appétits de Vivien Leigh. L’homme est fort et d’autant plus sexy qu’il reste maître de la situation : un mâle allant droit, nul mâle à l’envers. Avec Marlon, le tricot de peau se mue en fétiche sexuel pour plusieurs générations de femmes, jusqu’à nos jours. Amies lectrices ne faites pas les innocentes et assumez, merci.

Alors le tricot de peau rebelle et décontracté, revendicatif et libéré, sauvage et sexy, entrera en surannéité avec John Wayne, Brando, James Dean et tous ces inconnus en noir et blanc qui traînent sur les photos du temps d’avant.

Et le Marcel de Raimu, dans tout ça ?

Exception culturelle française ma p’tite dame.

¹D’aucuns prétendent que c’est à cette occasion que naîtra la rumeur que les femmes changent d’avis comme de chemise. N’y connaissant rien en femmes je ne saurais vous dire.

Cet article est écrit à quatre mains avec le talentueux @monsieurkaplan que je vous engage à suivre sur Twitter pour son usage élégant du verbe et de la juste formule.

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