Au temps où Berthe filait [o tâ u bèrte filè]

Fig. A. Berthe au grand pied.

[o tâ u bèrte filè] (loc. nostalg. AVAN.)

Bertrade de Laon, plus connue sous le sobriquet de Berthe au grand pied¹ depuis la parution de Li roumans de Berte aus grans piès, poème du ménestrel Adenet le Roi relatant sa vie, n’imaginait certainement pas que sa maîtrise du fuseau et de la quenouille contribuerait à créer une expression par essence surannée puisqu’elle se réfère au bon vieux temps.

Au temps où Berthe filait est en effet une forme d’hommage rendu à l’épouse de Pépin le Bref, femme d’une grande bonté aux passe-temps tisserands et ce faisant symbole d’une langueur monotone uniquement affectée par les sanglots longs des violons de l’automne². Car il en est ainsi quand l’envie de tisser nous oblige à filer.

Si, tout filant un bon ou un mauvais coton, Berthe s’ennuie, elle n’en est pas pour autant captieuse à la recherche d’un état différent : cette léthargie carolingienne la repose des chahuts incessants de ses deux rejetons, Charlemagne et Carloman I, qui ne passent pas leurs journées à l’école puisque celle-ci ne sera inventée par le premier qu’une fois devenu roi des Francs (mais ceci est une autre histoire³).

Berthe est quiète et ça lui va bien.

De fil en aiguille, Berthe va ainsi installer son époque comme celle de référence pour qui trouve que c’était tout de même vachement mieux avant en tout domaine qui soit, ah-mais-put***-on-peut-plus-rien-faire-aujourd’hui comme on dit au Balto.

Et avec les années, au temps où Berthe filait devient celui où l’on pouvait envisager des trucs désormais interdits par l’époque.

Au IXsiècle on regrette donc le VIIIe (celui où effectivement Berthe filait), au Xe c’est le IXe qui est loué, au XIe rien n’apparaît plus beau que le Xe, et au XIIe on considère ce XIe lointain comme le temps où Berthe filait même si la dame repose alors en paix depuis quatre cents ans. Et ainsi de suite jusqu’à un XXe regardant le XIXe avec nostalgie.

Au temps où Berthe filait

Fig. B. Une Berthe filant.

Ce mouvement perpétuel créateur du temps où Berthe filait qui semblait parti pour faire regretter à chaque époque celle la précédant, se heurtera cependant à un étrange phénomène de croyance en des lendemains censés chanter après qu’on aura tout cassé (de préférence un grand soir). La modernerie – c’est ainsi qu’il est qualifié – fera donc d’au temps où Berthe filait une expression aussi désuète que le prénom lui-même.

Trouvant en un peu cordial et désapprobateur anglicisme pourtant lui aussi issu des temps anciens (le OK de OK boomer date du XIXe siècle), le moderne clouera le bec à quiconque tentera d’évoquer Berthe et ses belles années. Tout juste consent-il à évoquer la taille de ses chausses en mettant au pluriel les grands pieds de la dame; l’ignorant…

¹Le singulier décrit vraisemblablement un pied bot plutôt qu’une pointure 45.
²Ce qui est déjà beaucoup pour qui, tout suffocant et blême, quand sonne l’heure, se souvient des jours anciens et pleure, si l’on en croit Paul Verlaine.
³Notons cependant que l’école ne sera pas créée pour que les enfants se défoulent mais pour qu’ils y apprennent à compter, à lire, à écrire et à calculer les horaires d’arrivée en gare d’Austerlitz des trains partis à 7h39 de Brive-la-Gaillarde.

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