Y aller franco de port [i alé frâko de pòr]

Fig. A. Un docker, un marin et une putain dans le port d’Amsterdam.

[i alé frâko de pòr] (exp. ciale. GRATU.)
Les temps surannés ne sont pas ceux du jardin d’Eden, cotonneux et doux à loisir. Les temps surannés connaissent eux aussi la dureté des us, la violence des coutumes parfois; simplement le font-ils savoir en des termes un tant soit peu travaillés.

Ainsi quand une action se déroule sans ménagement, quand quatre vérités sont balancées dans une conversation, quand c’est la Grosse Bertha qui donne de la voix, utilise-t-on y aller franco de port pour souligner l’absence de tact et le propos abrupt.

Issue du vocabulaire des échanges commerciaux pour lequel le franco de port signifie qu’il n’y a pas de frais de livraison, y aller franco de port s’est donnée pour mission d’exprimer cette charge de la brigade légère qui s’avère parfois nécessaire pour faire comprendre à un dur de la feuille ou à un mou du bulbe les raisons d’un désaccord qui ne peut plus durer puisqu’il a déjà fait l’objet de plusieurs exposés sur ses causes.

La réception de l’admonestation se faisant sans nécessité de contribuer financièrement à son acheminement, on dira qu’elle s’est faite franco de port comme pour tout colis au port payé par l’expéditeur. Une petite satisfaction pour le morigéné qui n’aurait pas apprécié de devoir payer le prix fort pour se faire sermonner.

À la fin du XIXᵉ siècle, ce sont les dockers porteurs des colis fraîchement débarqués du monde entier et dont la réputation en matière d’âpreté n’est plus à faire, qui ont les premiers fait usage d’y aller franco de port en y allant précisément comme tel par exemple lors de l’émission d’avis sur les putains d’Amsterdam, de Hambourg ou d’ailleurs¹, en réponse aux propos éclairés de marins à grosses mains dévoreurs de frites sur les dames en question².

La facilité à continuer en bourre-pif toute conversation y allant franco de port sera d’ailleurs le facteur principal de sa chute en désuétude, et ce malgré le succès de l’expression qui dépassera largement celui des zones portuaires (on y ira en effet franco de port dans les dîners en ville tout comme dans les causettes du Balto ou les soliloques politiques en tribune).

Le goût développé du moderne pour la livraison à domicile dans les plus brefs délais de ses emplettes numériques aura raison d’y aller franco de port.

C’est « livraison gratuite » jugée beaucoup plus incitante à la consommation d’impulsion qui la poussera en surannéité.

Libellée en grosses lettres rouges clignotantes, une manière d’y aller franco de port, la nouvelle expression aura ainsi raison de l’ancienne.

¹Le sujet demandant en effet des idées sans nuances sur leurs capacités respectives à donner leur joli corps et leur vertu pour une pièce en or.
²La question de savoir si la plus gironde était Gretha de la Reeperbahn ou Lulu la Nantaise a toujours agité le Landerneau.

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