Estropier un anchois [èstròpjé ên- âSwa]

Fig. A. Bruegel « Paysans estropiant un anchois », 1565.

[èstròpjé ên- âSwa] (loc. verb. POUC.)
Si les années surannées sont avant tout celle du bien et du beaucoup manger, et pas forcément cinq fruits et légumes par jour, elles ont aussi leurs petites fringales qui doivent être satisfaites vite fait bien fait, et pourquoi pas en asphyxiant le Pierrot.

L’on dira alors que l’on mange sur le pouce ou, plus sûrement, que l’on est en train d’estropier un anchois. Cette acception évidente pour le pêcheur de Saint-Tropez, port de l’anchois et non de la morue, dégustant quelques engraulidés sur la plage de la Madrague, est tout autant valable dans le cas d’ingurgitation de rondelles de saucisson par l’ouvrier des faubourgs accoudé au zinc du Balto. Estropier un anchois n’est pas bégueule et se partage.

Estropier un anchois est d’origine incertaine, mais l’on peut sans s’avérer savant prétendre que l’expression nous vient d’une zone côtière où le poisson a régné. Et précisément de Saint-Tropez, Fréjus, Collioure, Saint-Jean-de-Luz ou Hendaye qui furent de ces ports de choix pour l’anchois.

Met frugal, l’anchois se déguste aisément sous forme apéritive et rapide, sans chichis et donc avec les doigts, ce qui peut déterminer le second sens de déjeuner préparatoire que recouvre aussi estropier un anchois. On peut ainsi estropier un anchois avant d’estropier un anchois.

Estropier un anchois est d’autant plus difficile à comprendre hors contexte que l’on peut estropier un anchois en prenant tout son temps (dans la formule apéritive donc) ou estropier un anchois en deux temps trois mouvements (dans sa formule rapide). La langue désuète est ainsi, mutine, se plaisant à formuler en tous sens pour mieux faire bisquer celui qui cherche à la dompter.

C’est cette complexité qui fera d’estropier un anchois une expression surannée, le doute n’étant pas permis au moderne pour qui le temps est avant tout de l’argent. Il aurait pu se satisfaire d’estropier un anchois dans son sens premier et pourquoi pas légiférer pour interdire l’usage second (quoique réguler la question de l’apéro dans un pays comme la France soit plus que risqué, mais ceci est une autre histoire), mais non.

Monnayant l’âme du pêcheur de Saint-Trop’, il imposa le terrible fast-food, anglicisme qui se veut synonyme et qui non seulement nous fait désormais nous hâter d’ingurgiter, mais en plus nous propose des saveurs assassines.

L’anchois quant à lui termine sa carrière en décorant les pizzas. Il n’est plus estropié. Il ne s’en porte pas mieux.

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