Dormir à la corde [dòrmir a la kòrd]

Dormir à la corde

Fig. A. Bambocheurs assoupis au Balto.

[dòrmir a la kòrd] (loc. verb. GDB)

Pragmatique comme on n’en fait plus, le cabaretier des années surannées sait accueillir ses clients et les recueillir si besoin est. En bon commerçant il n’omet pas de leur faire payer un dû pour cette seconde prestation prioritairement destinée aux poivrots, qui consiste à les laisser s’accouder sur une corde jusqu’à éventuellement y dormir.

C’est cette pratique tarifée qui a donné naissance à l’expression dormir à la corde, utilisée comme justification par le noceur qui a passé sa nuit au Balto et rentre un peu penaud à l’heure où blanchit la campagne, quand d’autres partent au même moment parce qu’ils savent qu’on les attend, et qu’ils iront par la forêt et qu’ils iront par la montagne, parce qu’ils ne peuvent demeurer loin d’elle plus longtemps¹.

— « Où que t’étais donc encore c’te nuit bon sang d’bon dieu de bon à rien ? » s’apprête à entendre éructé le bambocheur à gueule de bois qui a finalement retrouvé le chemin du foyer conjugal. Sachant que la mégère qu’il fuit précisément l’attend armée d’un solide rouleau pâtissier, il tentera la seule réponse qui puisse lui sauver la mise : —  « J’ai dormi à la corde« .

Comme l’oreiller sanctionne de sa marque infamante le dormeur-salarié qui invente une histoire pour justifier son retard, la corde aura laissé des traces authentifiant que le noctambule n’était pas parti chasser la caille coiffée mais bel et bien s’aviner avec quelques compères d’infortune. Dormir à la corde aura été salvateur bien que très inconfortable; un moindre mal.

Si l’on en croit Charles Virmaître, grand connaisseur des mœurs du Paris nocturne et auteur du Dictionnaire d’argot fin de siècle paru en 1894, dormir à la corde vient de la rue des Trois-Bornes, dans le quartier de la Folie-Méricourt (Paris 11e arrdt.), où la gargote du père Jean fut la première à proposer ce système d’appui pour ivrogne qui permettait de passer la nuit au chaud plutôt que vautré dans le caniveau d’une rue du quartier. À cinq heures du matin le tenancier décrochait la corde et les noctambules se réveillaient en tombant. Efficace.

La normalisation des bouges et leur transformation moderne en concept-lounge-bars à cocktails coups de bambou fit de dormir à la corde une expression surannée. Pas question de pioncer la bave aux lèvres dans une position incongrue pour la fine fleur de la branchitude sans gluten qui irrigue désormais le 41e quartier administratif de Paris.

Le bringueur rentrera en Uber, c’est tout de même nettement plus convenable.

¹Mais elle s’en fiche, je crois.

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