Grandes horizontales [ɡrâdz- òrizôtal]

Grandes horizontales

Fig. A. Sarah Bernhardt à l’horizontale sur son divan.

[ɡrâdz- òrizôtal] (loc. nom. DEM.-MOND.)

Bien entendu, si vous lisez les noms d’Émilienne d’Alençon, de Marguerite Steinheil, de Valtesse de La Bigne, de La Castiglione, de Caroline Otero dite « La Belle Otero », de Cora Pearl, de Liane de Pougy, de Marthe de Florian, vous feindrez la surprise, l’inconnu.

Bien entendu vous ne duperez personne, mais comme chacun fera comme vous, la chose sera entendue et les demi-mondaines resteront dans leur monde courtisan.

Il va sans dire que de ce demi-monde, comme disait Alexandre Dumas fils, nous ne faisons qu’en colporter les on-dit, les ragots, les cancans, car nous n’en connaissons pas l’adresse. Pour ce faire il faudrait fréquenter les théâtres, les tribunes de Longchamp, les restaurants cossus, le salon d’Apollonie Sabatier (rue Frochot dans le IXᵉ), celui de la Païva rue Saint-Georges et pourquoi pas celui de Jeanne de Tourbey rue Vendôme…

Ces femmes moins respectables que les chastes mondaines étaient les grandes horizontales, ainsi nommées puisque l’horizontal était le sens majeur de leur vie et qu’elles passaient grand temps dans cette position, en tirant bénéfices, bonne fortune et belle réputation. Amoureuses vénales et parfois amoureuses véritables, les grandes horizontales attiraient dans leur salon littéraire (puis dans leur alcôve charnelle) le capitaine d’industrie, le banquier à rouflaquettes, l’écrivain de talent, l’artiste maudit, l’intellectuel de boulevard et l’échotier en goguette, tous friands des charmes de ces dames tout autant que de leur véritable influence sur les diverses choses de l’art d’alors.

Pensez que Sarah Bernhardt elle-même, « la Divine », « l’Impératrice du théâtre », entra dans la carrière qu’on lui connaît par la grande porte de son salon demi-mondain, passant de grande horizontale à monstre sacré¹. Certaines thèses à peine osées prétendent aussi que le modèle de Courbet pour l’Origine du monde serait une grande horizontale, Marie-Anne Detourbay, la fameuse Jeanne de Tourbey que Khalil-Bey, le diplomate turc commanditaire du tableau, fréquentait les petits jours, c’est à dire les jours réservés aux amis et intimes.

Le manque de goût moderne pour le faste et les tentures renforcé par l’émergence d’une petite bourgeoisie besogneuse bien loin de s’intéresser aux arts et à la bagatelle, transformera les grandes horizontales en vulgaires cocottes qui ne laisseront pour trace dans la langue surannée que celle de leur parfum de mauvaise qualité qui donnera cocotter ou sentir la cocotte.

Les grandes horizontales se retireront riches ou ruinées comme la belle Otero, touchées par la grâce comme Liane de Pougy convertie sœur Anne-Marie-Madeleine de La Pénitence, abandonnées de tous comme la Castiglione et la Païva. Trop pressée d’enfouir leur sulfureux souvenir, la modernité fera de leur appellation une expression à oublier et surannée. Elle a gagné, on ne parle plus de grandes horizontales.

¹Il se dit que le terme fut inventé pour elle par Jean Cocteau lui-même.

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